Les deux hommes coupent le moteur de leur bateau en s'approchant doucement de la rive, comme s'il ne fallait pas déranger des hôtes qui ne s'y trouvent pas encore. Régis Gomez est agent du pôle marin du parc national de la Guadeloupe ; Boris Lerebours est, lui, chargé de mission pour un projet inédit : la réintroduction du lamantin dans l'île.
Ce mammifère marin y a prospéré par le passé au point de donner son nom à la commune voisine de Lamentin. Mais, ici, on n'a plus revu le paisible animal, habitué des eaux littorales un peu troubles, des embouchures de fleuve et de marais côtiers depuis le début du XXe siècle. Une silhouette massive facile à trouver près des sources d'eau douce - 400 kg de viande, une aubaine ! -, le sirénien herbivore a été victime d'une chasse débridée. Il demeure seulement dans les contes populaires créoles : Manman Dlo-la, c'est lui.
Le lamantin des Caraïbes (Trichechus manatus manatus) et ses cousins d'Amazonie et d'Afrique sont inscrits sur la liste rouge des espèces menacées de l'Union internationale pour la conservation de la nature et leur commerce est désormais interdit. La Guadeloupe veut contribuer à sa conservation.
Réintroduire un noyau de population
"Nous pourrions installer le centre de soins à l'embouchure de la Grande Rivière à Goyave ou bien du canal de Belle-Plaine, plus à l'abri des fortes inondations. Nous allons aussi y aménager le site où les animaux pourront s'acclimater avant d'être relâchés", annonce Boris Lerebours. L'inscription sur son tee-shirt donne le ton : "Lamantin/retour au "péyi"". Il brûle d'impatience de voir arriver les premiers spécimens, fin 2014 en principe. Alors, depuis des mois, l'équipe du parc national passe au peigne fin le Grand Cul-de-Sac-Marin - une vaste baie fermée par des kilomètres de barrières de corail -, en quête des conditions optimales de gîte et de couvert.
Régis Gomez désigne les herbiers sous le bateau : "Thalassia testudinum et Syringodium filiforme sont ses herbes préférées", sourit-il. Qualité de l'eau - les traces du pesticide chlordécone et des polychlorobiphényles (PCB) notamment sont traquées -, abondance de nourriture, risques de pollution accidentelle, tranquillité des lieux : tout est soupesé.
L'idée de réintroduire un noyau de population du mammifère aquatique emblématique de la Caraïbe avait été lancée dans les années 1990. Après des études de faisabilité, le projet est passé à une phase opérationnelle en 2010. Un comité scientifique, présidé par John Reynolds, directeur du centre de recherche sur les mammifères marins Mote Marine Laboratory, de Floride, se réunit régulièrement. Des pays voisins, potentiels donateurs, ont été identifiés et contactés. Avec le Brésil, la Colombie et la Guyane, les travaux d'approche se précisent.
"Menaces de collisions avec des jet-skis"
Quelques experts s'interrogent cependant. Ainsi, ce vétérinaire spécialiste de la faune sauvage qui a participé à une de ses missions d'étude s'inquiète : "Le lamantin va être confronté à des menaces de collision avec des jet-skis, des bateaux de plaisance, et pourrait en mourir car ses poumons sont situés sur son dos. Il risque d'avaler des hameçons, des fils de pêche... Sa réintroduction aurait peut-être dû rester un objectif idéal."
Boris Lerebours est, lui, encore plus déterminé depuis sa récente visite au Brésil. "Ils ont une expérience formidable : voilà trente ans qu'ils travaillent auprès d'une population de 500 à 1 000 individus répartis de façon discontinue, ils en déplacent certains, obtiennent des reproductions, récupèrent des orphelins...", énumère le jeune biologiste, d'autant plus conquis par l'action de ses homologues brésiliens que ces derniers semblent prêts à confier deux ou trois lamantins à la Guadeloupe. Cela pourrait faire le compte si la Colombie et peut-être le Mexique et la Guyane en font autant. Les lamantins guyanais sont les moins connus. Une mission de recensement doit d'abord être programmée fin 2013.
La recherche de mécènes est aussi bien avancée. Une filiale de Suez Environnement est intéressée par les actions en faveur de l'environnement en jeu dans cette opération. Air France pourrait transporter les gros mammifères dans un de ses avions cargo quand le jour J sera venu.
Convaincre les instances internationales
Au nom de la biodiversité, ce projet doit convaincre les instances internationales. Il vise aussi à fédérer les Guadeloupéens autour d'un objectif de sauvegarde de ce sympathique mammifère et, au-delà, de l'environnement. 80 % de la population se déclare favorable à cette initiative, cela n'empêche pas d'avoir à prendre le temps d'expliquer, de rassurer, notamment les pêcheurs : oui, le lamantin est bien un herbivore. Il faut aussi savoir se fâcher : en 2012, une plainte a été déposée après qu'une épreuve du championnat du monde de jet-skis, Karujet, avait traversé sans ménagement l'aire sanctuaire des mammifères marins.
Né sur les hauteurs boisées de Basse-Terre, l'établissement public de Guadeloupe s'étend désormais sur un large territoire maritime comprenant la réserve naturelle de Grand-Cul-de-Sac-Marin. La réintroduction du lamantin est une façon de motiver l'adhésion de tous, public et élus locaux. "C'est une première mondiale, comme un petit arc-en-ciel face aux grands défis écologiques de notre époque, conclut le maire de Goyave, Ferdy Louisy (PS), président du parc ainsi que des Parcs nationaux de France. Elle peut redonner espoir à tous."
M.V.
Source : Le Monde